ARBORESCENCES

Economie de travail et angles de branchement

 

Parmi les diverses méthodes permettant de relier plusieurs points à un point central, les arborescences sont les plus économiques. Partant du principe qu'entre deux solutions, pour résoudre un problème, l'évolution retient toujours la plus économe en terme de matériaux et d'énergie, on peut s'attendre à ce que les "arborescences" soient très fréquemment représentées dans les constructions naturelles. C'est effectivement le cas et, que ce soit dans le monde végétal ou dans le monde animal, les exemples abondent : l'irrigation des poumons, des reins mais surtout les branches des arbres.

Un simple coup d'oeil à ces structures montre une parenté de formes qui intrigue. En effet, que peut-il y avoir de commun entre l'arbre et l'arborescence d'artères rénales ? Quelles sont la ou les lois sous-jacentes qui peuvent expliquer cette parenté de forme dans des contextes si différents. Le but de cet article est de vous montrer si toutes les arborescences partagent des règles communes ou si, malgré une ressemblance qui pourrait n'être que superficielle, chaque type d'arborescence est unique et dépend de l'organisme considéré.

Cet article est consacré à la mise en évidence de la loi de Roux & Murray, loi simple qui montre qu'à chaque bifurcation, le rapport du diamètre des branches et l'angle qu'elles font entre elles sont liés. Plutôt que de commencer par décrire la loi de Murray, nous allons  procéder d'abord par une série de mesures dans la nature, puis traiter et reporter ces mesures sur un graphe et enfin nous analyserons les propriétés du graphe.

MESURES

 

Il existe deux cas de figures possibles : une bifurcation simple avec des branches alternes ou une bifurcation avec des branches opposées. Nous étudierons surtout les variantes du premier cas, car le second est en fait un cas particulier du 1er.

Au niveau d'une fourche, effectuons deux types de mesures : les valeurs des diamètres D1 de la "grosse branche" G et D2 la "petite branche" P et l'angle A et l'angle B en degrés, A étant l'angle entre les deux branches secondaires et B celui entre D1 et la droite passant par le tronc ou la branche maîtresse.

A partir des mesures, nous pouvons calculer l'angle A en fonction du diamètre D2/D1 (ces valeurs traduisent le resserrement progressif de l'angle que fait la branche secondaire par rapport à la branche principale lorsque la branche secondaire augmente en diamètre) et l'angle (90-B) ° en fonction du diamètre D2/D1 (ces valeurs traduisent la déflexion de plus en plus forte de la branche principale lorsque la branche secondaire augmente en diamètre). À partir d’une bonne quantité de mesure, le savant Murray a obtenu un graphe très intéressant.

 

INTERPRÊTATION DES DONNÉES : LES DIAGRAMMES DE MURRAY

Les diagrammes de Murray, qui expriment la relation entre le diamètre des branches et l'angle qu'elles font entre elles, sont constitués par trois courbes, dénommées I, II et III (adapté de Stevens P.S., 1978. Les formes dans la nature, Seuil, 232 pages).

On utilise la courbe I pour l'angle A que fait la branche secondaire par rapport à la branche principale, la courbe II pour l'angle (90-B)° de déflexion de la branche principale et la courbe III pour l'angle C entre l'une quelconque de deux branches opposées et la branche principale.

Remarquons que lorsque deux branches égales, opposées l'une à l'autre, se séparent du tronc, il n'y a pas déflexion de celui-ci, alors qu'une seule branche secondaire qui se sépare de la branche principale la défléchit d'un angle égal à (90-B) ° ; tout ceci est en accord avec l'observation de Léonard de Vinci :

"On trouve les branches des plantes suivant deux positions différentes : soit opposées l'une à l'autre, soit non opposées. Lorsqu'elles sont opposées, la tige centrale n'est pas courbée ; si elles ne sont pas opposées, la tige centrale est courbée."

Sur le graphe de Murray nous voyons que la courbe I qui représente l'angle A que fait une branche secondaire avec la branche principale est relativement plate, c'est à dire que l'angle entre deux branches adjacentes varie relativement peu, même pour des branches de tailles différentes. Si la branche principale se sépare en deux branches égales, avec un rapport des diamètres égal à 1, ces branches divergent d'environ 75°, parfois 70°. Si la bifurcation engendre de petites branches - avec un rapport du diamètre de la branche secondaire à celui de la branche principale tendant vers 0, la divergence est voisine de 90°. Les angles de branchement varient donc à l'intérieur d'une plage étroite allant de 90° à 70°.

 

ATTENTION : les diagrammes de Murray ont été établis pour des arborescences d'écoulement telles que les artères et les veines. Les mêmes courbes pour le végétal ont des aspects légèrement différents. En particulier la courbe I est beaucoup moins "plate" et descend jusqu'à des angles de 20° ou 30° lorsque les diamètres des branches secondaire et principale sont identiques (rapport D2/D1 = proche de 1). Les angles de branchement (angle A) varient donc dans une plage beaucoup plus large que pour les artères et les veines, et il y a une nette tendance au resserrement des angles lorsque les diamètres sont voisins ou égaux.

Par contre la variation de l'angle (90-B)° (courbe II), représentant l'augmentation de la déflexion de la branche principale en fonction de l'augmentation de la taille de la branche secondaire, varie de 90° pour les petites branches (elles ne provoquent pas de déflexion), à 45° (déflexion maximale). En effet, pour éviter des ruptures dues au poids, il est nécessaire que la branche principale s'infléchisse de manière à ramener le plus possible le poids de la branche secondaire vers le centre de gravité.

 

SIGNIFICATION BIOLOGIQUE DES DIAGRAMMES DE MURRAY

La relation entre le diamètre des branches et l'angle qu'elles font entre elles obéit à une loi d'optimisation des écoulements. Ici l'écoulement correspond au transport de la sève dans l'arbre. Il pourrait s'agir d'autres types d'écoulements, par exemple celui du sang, et la loi de Murray a été précisément démontrée dans ce contexte. C'est donc une loi universelle (avec des variantes selon le type d'organisme), qui s'applique à tous les écoulements canalisés par des tuyaux creux dans lesquels circule un liquide dont le trajet doit être le plus court possible et subir le moins de ralentissement possible.

En résumé. Lorsque la branche (ou l'artère) principale est beaucoup plus large que la branche (artère) secondaire, la sève (sang) fournit moins de travail en s'écoulant principalement dans la branche (artère) la plus large et en minimisant le trajet parcouru dans la branche (artère) la moins large. Par contre, si les deux branches (artères) ont sensiblement le même diamètre, la sève (sang) pourra s'écouler dans la branche (artère) secondaire sans augmentation sensible de l'effort et l'angle de branchement oscillera entre 60 et 75° dans le cas des systèmes artériels et veineux et entre 60 et 30° dans le cas des arbres.

Nous pouvons énoncer ainsi deux règles générales :

1) Plus la branche secondaire est petite par rapport à la branche principale, plus elle s'éloigne de celle-ci à un angle voisin de 90°.

2) Plus le diamètre de la branche secondaire est proche de celui de la principale, plus celle-ci s'infléchit.

 

Pourquoi les petites branches partent-elles à 90° par rapport aux branches principales ?

 

Soit un liquide circulant de A vers D et un point P qui doit être relié au réseau (P pourrait être une feuille pour un arbre). L'alternative est la suivante :

à soit le liquide circule de A à C dans la branche principale puis emprunte une branche courte pour aller de C à P

à soit le liquide circule directement par une branche secondaire BP qui est du même diamètre que CP, mais plus courte.

La loi d'économie suggère que le trajet direct BP sera privilégié par rapport au trajet BCP. Cependant, si l'on considère les vitesses d'écoulement, le faible diamètre de la section BP va entraîner une forte résistance à l'écoulement, qui va ralentir le flux. Par contre, dans la branche principale, le flux est rapide jusqu'au point C, puis ralenti entre C et P, mais la distance CP est très courte.

Pour que le trajet BP soit réellement plus rapide que le trajet BCP, il faut :

à que la bifurcation au point B se fasse avec un angle aussi fermé que possible,

à que le diamètre de la branche secondaire BP tende à devenir aussi gros que le diamètre de la section BC, de manière à ce que l'écoulement ne soit pas ralenti par les effets de frottement.

Si ces conditions ne sont pas remplies, alors le trajet BCP sera le plus efficace.

 

FROTTEMENTS ET VISCOSITÉ

Pourquoi faut-il que le trajet dans les branches de petit diamètre soit le plus court possible ? Ceci est dû aux forces de frottement contre la paroi du tube :

On voit que le diamètre "utile" pour la circulation du fluide est plus petit que le diamètre réelle. La différence entre le diamètre "utile" et le diamètre "réelle" correspnd à la zone de frottement le long des parois.

 

Ceci explique par ailleurs pourquoi dans un arbre la somme des diamètres réels des branches principales est supérieure au diamètre du tronc (de 2 à 2,5 fois plus) :

Mais si l'on tient compte seulement du diamètre "utile" à l'écoulement, alors la somme des diamètres des tuyaux d'écoulement dans les branches est sensiblement égale à la somme des diamètres des tuyaux dans le tronc.

 

 

PESANTEUR VS. ENCOMBREMENT

Si les lois de Roux & Murray s'appliquent bien à tous les réseaux distribuant des liquides, il existe des différences entre ce que l'on observera localement, selon le contexte physique dans lequel se développe l'organisme vivant.

Ainsi, les angles de bifurcations entre deux branches de même diamètre sont en moyenne plus fermés pour les arbres que pour les réseaux d'artères et de veines.

Ceci est dû au fait que les arbres poussent en s'opposant à la pesanteur, mais ne manquent pas d'espace pour s'étaler. La gravité tend à écarter les branches et à les ramener vers le sol, d'où la nécessité d'avoir des angles aussi fermés que possible pour que les branches ne s'écartent pas trop du tronc et soient moins exposées à la pesanteur tout en offrant un maximum de surfaces exposées à la lumière (les feuilles).

Dans les réseaux d'artères et de veines, la pesanteur est secondaire par rapport à la lutte pour l'espace disponible, celui-ci étant très limité par définition. Les angles pourront donc être plus ouverts, sans atteindre cependant des angles trop élevés car il se produirait alors un net ralentissement du flux sanguin.

 

ARBORESCENCES D'ECOULEMENT vs. ARBORESCENCES DE SUPPORT

Nous avons dit au début de ce chapitre que les arborescences telles que celles de la Gorgone (Cnidaire) Paramuricea chamaleon sont profondément différentes de celles vues dans le tableau ci-dessus. En effet, ils ne s'agit pas comme dans les cas précédents d'arborescences d'écoulement, mais d'arborescences de support. En effet, les polypes de la Gorgone se disposent les uns par rapport aux autres pour optimiser la collecte des micro-éléments planctoniques qu'ils capturent avec leurs tentacules (micro crustacés et larves en particulier). Le squelette souple secrété par chaque polype permet à toute la colonie de se déployer dans le courant, perpendiculairement à celui-ci. Le squelette est donc principalement une structure de support et, à la limite, chaque polype pourrait être complètement autonome par rapport à ses voisins. C'est d'ailleurs ce qui se passe chez certaines formes coloniales de Cnidaires où les polypes individuels se disposent les uns à côté des autres sur des axes de Gorgones mortes (ou sur des éponges arborescentes) : le "Mimosa de mer", Parazoanthus axinellae est l'une de ces espèces d' Anémones qui s'installent sur des supports variés, ce qui permet aux polypes de bien s'étaler dans le courant.

 

CONCLUSION

Le but de cet article a été de montrer, pour les réseaux arborescents d'écoulement, que quelques lois simples, universelles dans leur application, rendent compte d'une bonne part des organisations observées. Trajets minimaux et économie d'énergie contrôlent ainsi de façon rigoureuse la morphogenèse de tels réseaux d'écoulement de fluides. Les arborescences qui n'ont pas pour rôle de distribuer un fluide ont d'autres règles de construction, c'est le cas de la disposition des feuilles chez une plante, où, si vous ne l'avez pas encore lu, l'optimisation de la surface d'ensoleillement fait appel à un nombre extraordinaire, le nombre d'or.